Le Contexte Historique

MORCEAUX CHOISIS D’AUTEURS

Charles de GAULLE

MEMOIRES DE GUERRE – L’APPEL

1940 – 1942 Tome I

Édition Rencontre 1971

… A partir du jour où le gouvernement avait quitté la capitale, lʼexercice même du pouvoir n’était plus qu’une sorte d’agonie, déroulée le long des routes, dans la dislocation des services, des disciplines et des consciences.

…Pour ressaisir les rênes, il eût fallu s’arracher au tourbillon, passer en Afrique, tout reprendre à partir de là. M. Paul Reynaud le voyait. Mais cela impliquait des mesures extrêmes : changer la Haut-commandement, renvoyer le Maréchal et la moitié de ses ministres, briser avec certaines influences, se résigner à l’occupation totale de la Métropole, bref, dans une situation sans précédent, sortir à tous risques du cadre et du processus ordinaires.

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…nous arrivâmes à Londres au début de l’après-midi. Tandis que je prenais logis et que Courcel, téléphonant à l’Ambassade et aux missions, les trouvait déjà réticentes, je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendait franchir à la nage.

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…Cependant, la France Libre avait, d’urgence, besoin de tout. Après les improvisations de l’été et de l’automne, avant les entreprises nouvelles que j’étais décidé à engager au printemps, force nous était d’obtenir des Anglais l’indispensable, tout en maintenant à leur égard une indépendance résolue. De cet état de choses devaient résulter maintes frictions.

… A Londres, chacune de ces catégories : armée, marine, finances, affaires étrangères, administration coloniale, liaisons avec la France, se formait dans le grand désir de bien faire. Mais l’expérience et la cohésion faisaient cruellement défaut. En outre, l’esprit aventureux de certaines personnalités, ou simplement leur inaptitude à se plier aux règles et obligations d’un service public imprimaient de rudes saccades à l’appareil.

… Dès mon retour, à la fin de novembre, j’avais entrepris de mettre les gens et les choses à leur place.

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… Nous n’imaginions donc rien de moins qu’une organisation qui nous permettrait à la fois d’éclairer les opérations alliées grâce à nos renseignements sur l’ennemi, de susciter sur le territoire la résistance dans tous les domaines, d’y équiper des forces qui, le moment venu, participeraient sur les arrières allemands à la bataille pour la libération, enfin de préparer le regroupement national qui, après la victoire, remettrait le pays en marche.

… Mais ce terrain de l’action clandestine était, pour nous tous, entièrement nouveau. Rien n’avait jamais été préparé en France en vue de la situation où le pays était jeté. Nous savions que le service français des renseignements poursuivait, à Vichy, quelque activité.

Nous n’ignorions pas que l’Etat-major de l’armée s’efforçait de soustraire aux commissions d’armistices certains stocks de matériel.

…Bref, il n’existait rien à quoi notre action pût s’accrocher dans la Métropole. Il fallait tirer du néant le service qui opérerait sur ce champ de bataille capital.

Ce n’étaient certes pas les candidatures qui manquaient autour de moi. Par une sorte d’obscure prévision de la nature, il se trouvait qu’en 1940 une partie de la génération adulte était, d’avance, orientée vers l’action clandestine.

Cette psychologie allait faciliter le recrutement des missions spéciales. Mais elle risquait aussi d’y introduire le romantisme, la légèreté, parfois l’escroquerie, qui seraient les pires écueils.

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… Par bonheur, il s’en trouva de bons. Le commandant Dewavrin, dit Passy, fut leur chef.

… Le plus urgent était d’installer en territoire national un embryon d’organisation. Du côté britannique, on eût voulu nous voir y envoyer simplement des agents chargés de recueillir isolément, sur le compte de l’ennemi, des renseignements relatifs à des objets déterminés. Telle était la méthode utilisée pour l’espionnage, mais nous entendions faire mieux. Puisque l’action en France allait se déployer au milieu d’une population où foisonneraient, pensions-nous, les bonnes volontés, c’étaient des réseaux que nous voulions constituer.

… Alors, s’engagea la lutte sur ce champs jusqu’alors inconnu, mois après mois, plutôt lune après lune, car c’est de l’astre des nuits que dépendaient beaucoup d’opérations, le B.C.R.A. commença son œuvre : recrutement de combattants pour la guerre clandestine…

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… En m’envolant vers l’équateur, le 14 mars, j’avais cette fois le sentiment que le France Libre disposait d’une armature valable. Notre Conseil de Défense de l’Empire, pour dispersés que fussent les membres, formait un ensemble estimable et cohérent, reconnu, d’ailleurs, dès le 24 décembre 1940, par le Gouvernement britannique. A Londres notre administration centrale s’était affermie…

…nos délégations s’implantaient partout dans le Nouveau Monde. Nos comités à l’étranger ne cessaient pas de se développer, en dépit de l’action exercée sur place par les représentants de Vichy, de la malveillance de la plupart des notables français et des querelles habituelles à nos compatriotes. L’Ordre de la Libération, que j’avais institué à Brazzaville, le 16 novembre 1940, et organisé à Londres, le 29 janvier 1941, suscitait, parmi les Français Libres, une émulation de la plus haute qualité.

Enfin, nous sentions, par-dessus la mer, la France regarder vers nous.

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Marc FERRO

HISTOIRE de FRANCE

Édition ODILE JACOB 2001

… La France sous l’Occupation, ce fut d’abord la dispersion de la population à la suite de l’exode, le retour chez soi par les moyens du bord, l’absence de tous ceux qui étaient morts au combat – 92 000 : plus nombreux qu’on ne l’a dit – ou faits prisonniers, soit 1 850 000. Ensuite ce fut la présence des Allemands dans les trois cinquièmes du pays et sa division : la zone annexée – Alsace et Lorraine -, la zone nord rattachée au Commandement allemand de Bruxelles – le Nord et le Pas-de-Calais -, la zone interdite au retour des réfugiés, correspondant à une huitaine de départements – Vosges, Meuse, Ardennes, etc. -, la zone occupée ; enfin la zone libre, avec sa ligne de démarcation : en novembre 1942, après le débarquement allié en Afrique du Nord, elle est occupée militairement, mais son statut – déjà violé néanmoins – demeure. Cette division en zones est très présente, et très libre apparaît la zone non occupée par rapport aux autres, ce qui compte, en 1940 et 1941 aux moins, de la popularité de Pétain.

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… Cette division du pays, l’absence des hommes, l’existence d’une zone libre ont certes été les premières caractéristiques du temps de l’occupation, tant les gens sont abasourdis par le choc de la débâcle, et nourris de rancœur contre les dirigeants responsables.

… À cette heure – la fin de 1940 et les débuts de 1941 -, la victoire allemande paraît irréversible -, le sort de l’Angleterre n’étant, croit-on, qu’une question de temps -, et l’idée de résistance est seulement morale pour le plus grand nombre, comme en témoignent les manifestations du 11 novembre à Paris, même si des petits groupes, déjà, se mettent en place pour chasser l’occupant. La politique de collaboration énoncée par Pétain à Montoire en octobre, n’a pas encore, dans l’opinion, l’effet de répulsion qu’elle eut bientôt, car la société ne s’était pas encore remise en place, même si, dans Paris occupé, Serge Lifar recevait à l’opéra Goebbels dès le 1er juillet, si L’Humanité cherchait à reparaître dans le même mois, si dès le mois d’août les policiers français, accompagnés des policiers allemands, livrent sans réticence l’ouvrages antinazis de la liste d’Otto Abetz.

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… Les mouvements de résistance, squelettiques au début, sont nés dès juin 1940. A juste titre, on attribue les débuts de la Résistance à l’appel du général de Gaulle, le 18 juin 1940 ; mais au même moment, sur le territoire national, le général Cochet lança un appel à ses troupes pour qu’elles organisent une résistance. Et le 17 juin déjà, le préfet Jean Moulin, premier résistant de l’intérieur, était torturé par les Allemands. Dès l’été, à Paris, le réseau du musée de l’Homme s’organise avec Paul Mus, Germaine Tillion, avant d’être démantelé par les Allemands en 1941. En zone non occupée, trois grands mouvements se créent : Combat est fondé par l’officier Henri Frenay, qui espère insuffler l’esprit de résister aux gens de Vichy, au moins jusqu’en 1942 ; à côté de ce mouvement plutôt démocrate-chrétien, le mouvement Libération, dirigé par Emmanuel d’Astier de La Vigerie, recrute dans les milieux socialistes et socialisants ; à partir de l’été 1941, le Front national, créé par le parti communiste clandestin, se développe dans les deux zones. C’est seulement en 1943 que l’unification de la Résistance se fait sous l’égide du général de Gaulle et de Jean Moulin …

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… Or, de l’autre côté de la Manche, de Gaulle s’interrogeait sur la ligne à suivre. Au vu de l’état de l’opinion en France encore majoritairement pétainiste, de la faiblesse des organisations de résis-tance, il avait jugé néfastes ces attentats qui portaient en eux le cycle infernal des représailles, de la liste d’otages – et bientôt l’exécution des otages de Châteaubriant en 1941 confirmait son sentiment. Par ailleurs, il lui fallait se greffer sur les mouvements de résistance, coordonner leurs actions, bref, se mettre à leur tête. Or, pour leurs dirigeants, souvent syndicalistes ou liés à des partis politiques, de Gaulle devait montrer patte blanche, manifester son esprit républicain, donner des gages.

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… En 1941-1942, de Gaulle se trouva alors confronté à une double approche. Celle de Pierre Brossolette qui juge que ces partis ne représentaient qu’une phase de l’histoire, qu’ils n’avaient pas la vocation à la permanence, sauf le parti communiste lié au destin de l’URSS. En outre ; les événements passés les avaient déconsidérés. Étant donné que malgré tout, leurs leaders représentaient une idée, il convenait de les rallier, aussi bien Charles Vallin à droite qu’André Philip ou Herriot à gauche, et constituer avec eux un mouvement qui serait issu de la Résistance et qui transcenderait les anciens clivages politiques.

L’approche de Jean Moulin, alors délégué de de Gaulle pour la zone non occupée, était inverse. Il jugeait que pour la prise de fonction des partis en tant que tels permettrait de laver De Gaulle de toute suspicion de fascisme ou de dictature, de lui donner le brevet de démocratie dont la France libre avait besoin, notamment pour neutraliser l’hostilité de Roosevelt (Guillaume Piketty).

page 391

… Ainsi, la nécessité amena De Gaulle à négocier avec les partis, envers lesquels il n’avait que des sentiments mitigés.

… A la veille du débarquement en Afrique du Nord, De Gaulle vient de rédiger le premier Manifeste qui le noue aux mouvements de résistance. Ce tournant démocratique va jusqu’à son terme : c’est en tant que représentant des partis que se constitue sous son autorité le groupe parlementaire de la France combattante, avec vingt et un membres des anciennes Chambres de 1939 où, bien entendu, figurent ceux qui ont refusé leur allégeance à Pétain. Parmi eux, cinq socialistes, cinq radicaux, trois communistes, huit centre et droite. Le président en est le socialiste Félix Gouin.

Cette conception traditionnelle de la représentation par les partis politiques l’emporte ainsi, et elle se perpétue avec l’instauration de la première Assemblée consultative d’Alger, puis la seconde, et de l’Assemblée constituante, à la libération.

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… Est-ce qu’écouter la radio anglaise – « Ici Londres, les Français parlent aux Français » – était le premier degré d’une manifestation de sentiments résistants, antiallemands, anti-Vichy, à la façon dont lire Gringoire signifiait qu’on avait une position très différente?

… Le grand mérite de Jacques Sémelin est d’avoir essayé de graduer les formes de la résistance civile en montrant comment elles ont servi ou non de terreau aux différentes manifestations de la lutte contre l’occupant. Quitter un café dès qu’un officier allemand y pénètre, refus anonyme de participer à des cérémonies où ils figurent, acte de sauvetage d’enfants juifs – les risques vont croissant – les manifestations du 11 novembre témoignent déjà, à Paris en 1940, d’une conscience collective du refus ; il y a des arrestations, le ministre de l’Éducation, Ripert, est renvoyé ; mais cela va beaucoup plus loin à Oyonnax où toute la ville fête la victoire de 1918, et tout rentre dans l’ordre le soir même, comme le 14 juillet. Les grandes grèves aussi de mai-juin 1941 et octobre 1942 constituant un degré de plus dans la révolte, même si elles disaient n’avoir que des objectifs alimentaires…

La désobéissance civile de masse, tel le refus du Service du travail obligatoire (STO), dès la fin de 1942, constitue une forme plus générale de résistance, celle qui va finir par peupler les maquis. Les actions de résistance, jusque-là l’apanage des organisations clan-destines, prennent alors un caractère de masse.

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… De fait, c’était bien la principale force organisée et ses leaders jugeaient eux aussi qu’une coordination était nécessaire avec la France libre. Toute la clandestinité bruissait du projet en gestation d’un Conseil politique de la Résistance (CNR) sous l’égide du général de Gaulle. Il fallait saisir une opportunité, ce que sut faire Rémy, ce monarchiste, qui rencontra Fernand Grenier le communiste, et l’amena à Londres, à la façon dont Brossolette, un socialiste, avait amené Charles Vallin quelques mois plus tôt.

page 391

Henri FRESNAY

LA NUIT FINIRA

MEMOIRES DE RÉSISTANT 1940 – 1945

Edition ROBERT LAFFONT 1973

… Jean Gemahling, le chef de notre S.R. et l’un de nos plus vieux militants, arrêté à Marseille au début de l’année, vient de s’évader. Ce sont les hommes de « Combat » et surtout Benjamin Crémieux, le chef régional du N.A.P., qui ont organisé son évasion.

Très rapidement, Gemahling reprend ses activités et ses contacts sur l’ensemble de la zone Sud. En quelques mois, il va donner au S.R. des M.U.R. une vigoureuse impulsion.

Trois branches sont développées, le S.R. militaire, bien sûr, mais aussi le S.R. politique et le contre-espionnage en liaison étroite avec le N.A.P.. Le renseignement militaire, comme tant de services l’avaient été auparavant, sera coiffé en juin (1943) par un envoyé de Londres, dénommé Franklin (Gorce) …

… Environ 1 000 camarades permanents ou occasionnels travaillaient pour le S.R. – M.U.R., 700 ont pu être homologués c’est-à-dire enregistrés officiellement après la guerre comme membres de ce réseau par le ministère des Anciens Combattants et Victimes de la Guerre. 24 avait été fusillés, 99 ont été déportés parmi eux 26 ne sont pas revenus.

page 314

… Les rapports avec Jean Moulin posent, en effet, un problème important, général et permanent. Il n’est pas lié aux individus, ni à Moulin, ni à moi, ni aux autres. Il concerne les rôles respectifs de Londres et de la Résistance intérieure et la nature de leurs relations.

page 340

… Jean Moulin, en compagnie de plusieurs responsables de l’A.S., a été arrêté par la Gestapo. Le télégramme laconique ne donne aucun détail. Il faudra plusieurs jours pour connaître avec quelque précision ce qui s’est passé à Caluire.

La réunion chez le Docteur Dugoujon avait pour but d’étudier les mesures à prendre à la tête de l’A.S. après l’arrestation du général Delestraint et de Gastaldo. Etaient présents notamment Henry Aubry, Raymond Aubrac de « Libération », et René Hardy. Avant même le début de la discussion, la Gestapo avait fait irruption en force dans la maison, arrêté et emmené tout le monde probablement à l’École de Santé militaire de Lyon.

page 341

… Parfaitement identifié comme détenteur des plus lourds secrets de la Résistance, il avait été longuement et horriblement torturé. L’un de nous, Christian Pineau, alors incarcéré à la prison de Montluc, le vit, étendu, défiguré, sans voix, presque méconnaissable. D’un regard déjà éteint, Max lui fit comprendre qu’il l’avait reconnu. Il devait succomber à ses tortures en quelques semaines, sans avoir à aucun moment parlé. Avec lui mourrait un authentique héros.

page 342

Jean-Louis CREMIEUX-BRILHAC

LA FRANCE LIBRE Tomes I et II

Édition Gallimard

Folio Histoire 2001

… Tant de péripéties, de luttes, d’obstacles, n’auront pas détourné Jean Moulin de son but. C’est seulement en mai, après de laborieuses négociations avec chacun des éventuels partenaires, qu’il peut donner vie au Conseil de la résistance. « Cette construction politique unique dans l’histoire de notre pays porte à jamais sa marque », écrira à juste titre Henri Noguères. page 696

… Dès les premiers jours de juillet 1940, le chef de l’Intelligence Service est allé trouver de Gaulle pour lui demander son accord afin d’utiliser des Français Libres comme agents secrets. Le Général lui a recommandé de prendre contact avec le capitaine Passy auquel il venait de confier la charge de son 2ème Bureau. Peu de jours après, le chef de la section française de l’Intelligence Service est venu en conséquence étudier les possibilités avec Passy.

page 306

… Ainsi, les quelques hommes qui, dès l’été 1940, partirent en missions clandestines pour le continent furent des combattants de la bataille d’Angleterre au même titre que les pilotes qui faisaient front à la Luftwaffe.

… Ces missions improvisées ont un objectif strictement militaire. Les débuts sont modestes. Le capitaine de génie André Dewavrin, bientôt connu à Londres sous le pseudonyme de Passy, que de Gaulle a chargé le 1er juillet 1940 de son 2ème Bureau, est un des très rares officiers de carrière de la France Libre naissante qui soit sorti de Polytechnique… rien ne le prédestine à construire, partant de zéro, la formidable machine de guerre clandestine qui s’illustra sous le nom de B.C.R.A.. Il devait y révéler une solidité, une clarté de vue et un talent d’organisation hors pair, doublés d’un esprit d’entreprise toujours en éveil…

… Le hasard lui a fait prendre pour adjoint le lieutenant de réserve André Manuel, industriel au bon sens assuré qui sera le premier responsable du service de renseignements, fera en 1942-1943 une mission remarquable en territoire occupé et portera sans fléchir la responsabilité des services secrets de Londres dans les mois critiques de 1943-1944… C’est le duo Passy-Manuel qui aura fait le S.R. français libre puis le B.C.R.A..

pages 308/310

… Manuel et lui enverront en mission non pas des professionnels chargés d’étudier en personne un secteur limité, mais des hommes « capables de trouver le maximum d’informateurs qui pourront dire, sans se déranger, ce qu’ils voient, ce qu’ils savent », bref de créer des réseaux, puis de recueillir et de grouper les renseignements que ceux-ci transmettront au plus vite.

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… A la fin de 1941, le service de renseignements français a envoyé vingt-neuf agents ; cinq sont hors de combat ; douze postes de radio communiquent – plus ou moins bien – avec l’Angleterre, dont six pour le réseau Rémy…

page 312

… Dans les premiers mois de 1942, les services secrets français, rebaptisés Bureau central de renseignements et d’action militaire (B.C.R.A.M. et, par la suite, plus brièvement, B.C.R.A.), s’installent au 10 Duke Street, dans un petit immeuble volontairement éloigné de Carlton Gardens qu’ils occuperont jusqu’à la Libération.

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… Leur effectif théorique est de cinquante-trois personnes (plantons compris), dont dix-sept officiers…

Les liaisons et transmissions sont, autant que l’argent, le nerf de l’action subversive. Elles seront toujours, entre l’Angleterre et la France, intégralement aux mains des Anglais. Aux opérations maritimes par bateaux de pêche, vedettes ou sous-marins et parachutages, principal moyen d’envoi, s’ajouteront, à partir de la fin de 1941, des atterrissages et ramassages clandestins réalisés grâce aux petits avions Lysanders de la Royal Air Force : il leur suffit, pour se poser, d’une prairie de six cents mètres de côté, dans une zone de onze cents mètres sur onze cent où aucun obstacle ne dépasse deux mètres de hauteur. Des appareils plus lourds seront utilisés en 1943 et 1944. Le nombre total des passagers entrés ou sortis de France par cette voie pour le compte du seul B.C.R.A. dépassera cinq cent soixante.

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… Les problèmes des transmissions sont plus dramatiques encore. Les premiers émetteurs-récepteurs pèsent vingt-huit kilos. A partir de 1942, il est dangereux d’émettre dans les grandes villes plus d’une demi-heure d’affilée du même endroit et sur une même fréquence…

Ce n’est pas sans peine que Passy a obtenu de disposer d’un chiffre français (dont il a dû communiquer la clef aux services anglais). Il devra batailler pour obtenir des postes de radio plus facilement transportables, pourvus de fréquences multiples, et pour séparer, en France, l’émission et la réception, de dont le principe ne sera ad-mis qu’en mai 1942, mais ne sera pas encore appliqué à l’automne suivant. Il bataille pour bénéficier de plus nombreux parachutages et atterrissages.

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… Car la maison Passy fonctionne en coopération conflictuelle avec deux principaux services secrets britanniques. Le premier est l’illustre et mystérieux service du renseignements de Sa Majesté, le Secret Intelligence Service ou S.I.S., plus communément appelé MI.6 : fondé en 1909, il relève depuis 1921 du Foreign Office, bien qu’englobant des sections militaires issues des trois armées. L’autre est né d’une improvisation de Churchill dans la pagaille de l’été 1940… le Spécial Opérations Exécutive ou S.O.E. ; ce service « inavouable » est dissimulé dans le cadre d’un département civil, le ministère de la Guerre économique ; la guerre subversive lui in-combe…

Jusqu’à la fin de 1942, c’est avec le MI.6 que Passy aura les relations les plus confiantes, au prix de quelques rudes mises au point.

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… C’est que l’Intelligence Service, pris au dépourvu par les victoires des nazis, a besoin, on l’a vu, de sources multiples et de renseignements qui se recoupent : tout en développant ses propres réseaux de renseignements, favorise l’essor parallèle de réseaux liés à la France Libre, sauf en Afrique du Nord, chasse gardée.

Le S.O.E se charge de l’apprentissage des agents, fournit de faux papiers et les postes de radio, assure les parachutages et les ramassages. Ce trafic prendra une énorme extension à mesure que se nouèrent les contacts avec les groupes et mouvements de résistance qui se sont développés spontanément en France…

Passy finira par obtenir – mais seulement en août 1942 – qu’une réunion commune répartisse chaque mois les opérations aériennes entre S.O.E. et le B .C.R.A.M.. Le chef de la section F, le colonel Buckmaster, ancien directeur pour la France des automobiles Matford, sera la bête noire du B.C.R.A.M…

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… Le jeune colonel Dewavrin, alias Passy, qui l’a créé et dirigé près de quatre ans, est, on l’a vu, un polytechnicien officier du génie. Il est très réservé, d’esprit très clair, net dans ses explications au point de faire figure de pédagogue, et autoritaire. Lui et son adjoint André Manuel ont déployé depuis 1940 dans la construction et l’emploi du B.C.R.A. une intelligence organisatrice et une capacité d’adaptation exceptionnelles. Le service, longtemps modeste en effectif – 53 personnes en poste à Londres au début de 1942, 151 au début de 1943 -, se gonfle dès la fin de 1943 à près de 350 personnes, soit 157 militaires et 193 civils, malgré le départ de quelques–uns de ses cadres pour Alger. Cette expansion répond au développement exponentiel des mouvements et des réseaux et à l’accroissement massif du courrier reçu de France à partir du printemps 1943, ainsi qu’à la création d’un bureau des études (A/E) chargé de concevoir et de coordonner l’action sur le terrain…

page 1071

… Durant tout le second semestre de 1943, le B.C.R.A. a été l’un des enjeux de la lutte de pouvoir entre Giraud et de Gaulle. Giraud considère le renseignement comme une des prérogatives traditionnelles du commandement en chef…

page 1072

… Sitôt Giraud écarté du C.F.L.N., en novembre 1943, la création par décret d’une direction générale des services secrets (la « D.G.S.S. ») coiffant à la fois le B.C.R.A. et les services de Rivet a consacré le triomphe du B.C.R.A. …

page 1073

… En relevant, en avril 1944, Giraud de ses fonctions de commandant en chef, de Gaulle fait bien plus que mettre un terme à une querelle de services secrets : il impose la nécessaire unité de commandement de l’action militaire clandestine lors du débarquement ; il confirme du même coup le rôle sans partage de la D.G.S.S. et de son poste avancé, l’antenne londonienne du B.C.R.A. …

page 1074

… Entre le B.C.R.A. et les résistants, les malentendus sont normaux et les frictions inévitables. De part et d’autre, on s’agace d’être incompris. La communication avec le monde clandestin est aléatoire. Les hommes de l’intérieur ignorent les contraintes de la marche d’un service secret en terre étrangère. Même quand le gros des organisations résistantes est uni sous l’égide du De Gaulle, les résistants se sentent abandonnés, ils trouvent toujours insuffisant ce qui leur vient du dehors, ils protestent par des télégrammes véhéments et reprochent au B.C.R.A. tout ce qui ne va pas (comme ils l’ont reproché à Jean Moulin) : de ne pas leur apporter d’argent ou d’armes, de ne pas leur répondre, de faire écran entre de Gaulle et la base. On en veut à tels parachutés de vouloir dicter leurs oukases à la résistance autochtone.

page 1075

… Le renseignement reste, tout au long de 1943, le point fort du B.C.R.A. Passy affirme en août 1943 qu’il fournit au moins 75% du total des renseignements sur la France obtenus par tous les S.R.. Ni les excellents réseau polonais, ni le réseau Bruno issu du S.R. de Vichy et que le commandant Pourchot continue de tenir en main à partir de Berne avec l’aide des Américains, ni les trois ou quatre filières que les services de Giraud auront réussi à constituer ne peuvent se comparer aux vingt réseaux principaux, aux quatre-vingt-dix réseaux régionaux pouvant recourir à cent seize chefs et opérateurs radio dont le B.C.R.A. disposera au printemps de 1944 en dépit des terribles coups subis. …

… L’été 1943 marque, en un certain sens, l’apogée des grands réseaux de renseignements français. La Confrérie Notre-Dame de mai 1942 était déjà une belle réussite, mais isolée ; à partir de 1943, il n’y a plus seulement deux ou trois réseaux, mais un filet couvrant la France entière et dont les mailles se resserrent chaque jour. La Confrérie Notre-Dame, la « C.N.D. », reste à tous égards le premier des réseaux…

page 1090

… Mais à l’automne 1943, le double édifice de zone Nord s’effondre. La centrale Prométhée est démantelée en octobre 1943. Au moment où l’on essaie de la remonter, la Confrérie Notre-Dame disparaît. La Gestapo est bien renseignée : successivement secrétaires, radios, agents de liaison, équipe des opérations aériennes, équipage du bateau de liaison sont pris. De la Centrale ne subsistent qu’une secrétaire, un inspecteur d’agence et un radio qui peuvent alerter Londres. …

Certaines agences de zone Sud subsistent ; au printemps 1944, deux réseaux, Andalousie à Toulouse et Castille en zone Nord, pourront être reconstitués sur ces vestiges.

L’année 1943 s’achève ainsi de façon tragique, les deux centrales effondrées, les réseaux de zone Nord gravement atteints ; beaucoup des chefs et des hommes arrêtés périront …

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… C’est de zone sud que vient la relève : avec Phalanx, avec Brutus, avec Marco-Polo, avec Phratrie, avec Nestlé, avec Ajax, réseau in-terne avec la police du commissaire Achille Peretti, avec GALLIA, qui, créé à Lyon pour collecter les renseignements issus des Mouvements Unis de la résistance (M.U.R.), couvre les six régions de zone Sud, et, remarquable organisation, avec une stricte discipline, enverra en 1944 deux courriers par mois. …

Le potentiel renseignements du B.C.R.A. s’accroît quand sa branche d’Alger (le « B.R.A.A. ») devient pleinement opérationnelle.

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… Au printemps 1944, grâce aux réseaux et à l’essor de la photographie aérienne, il n’y a pas un kilomètre du mur de l’Atlantique dont les alliés ne connaissent les défenses, pas un dépôt allemand dont ils ignorent le lieu, pas une unité dont ils ne suivent les déplacements, peu de sites de V1 qui ne soient repérés. …

… Les postes émetteurs sont le talon d’Achille des organisations clandestines. …

… L’année 1943-1944 est celle d’une course au progrès, qui est aussi une course de vitesse, entre la radiogoniométrie allemande, bientôt pourvue d’enregistreurs automatiques des signaux, et une radio clandestine toujours plus perfectionnée : cette course, la Résistance et les alliés la gagnent. Les progrès techniques apportés par les Anglais puis par les Américains, la réduction de poids des émetteurs à quinze puis, in extremis, à neuf kilos, l’amélioration par le S.O.E. des méthodes de chiffrement y sont pour beaucoup, mais moins que la refonte de l’organisation même des transmissions, conçue et, on peut le dire, imposée par les Français. …

… L’artisan de la réforme est un ingénieur des télécommunications ; il s’appelle Fleury (alias Panier) ; il a spontanément crée en 1942 à Lyon un petit réseau de transmissions du nom d’«Electre», avec un, puis deux, puis trois opérateurs locaux, tous professionnels des radiocommunications …

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… Le délai dans lequel le mouvement d’une unité allemande est signalé à Londres aura été abaissé de quatre à moins d’une semaine. L’économie des moyens humains est allée de pair. Si longue que soit la liste des radios, hommes et femmes, arrêtés, torturés, exterminés, les pertes diminuent dans de fortes proportions : de 83% pour les nouveaux engagés du premier semestre 1943, elles tombent au-dessous de 25%, peut-être au voisinage de 15% pour les opérateurs engagés entre juillet 1943 et juillet 1944, après l’extension d’Electre.

page 1097

… Mais en avril-mai, le colonel Passy a convaincu S.O.E. d’appliquer la méthode Electre aux transmissions des services action. La réforme prend effet en juillet 1943. …

… Des arrestations catastrophiques viennent de se produire dans la région de Lyon où le trafic radio est arrêté. Le plan mis en œuvre ne se contente pas de séparer l’émission de la réception, avec multiples changement de fréquences et d’indicatifs, il impose la décentralisation : chacune des douze régions militaires devra être dotée d’un réseau d’atterrissages-parachutages et d’un réseau de transmissions. S.O.E. fournit les postes émetteurs et les quartz mobiles qui déterminent les fréquences, mais les opérateurs manquent…

… Fin 1943, le plan C.A.P.S. (Préparation à l’offensive en France) prévoit la création de vingt-trois centre d’antennes, assortis de points d’émissions locaux : les centres d’antennes seront régionalisés, mais ils seront de surcroît autonomes par rapport aux réseaux de renseignements dont ils doivent écouler le trafic. …

… Cependant, lors du débarquement, les services français de Londres et d’Alger peuvent compter en France sur environ cinquante centres d’antennes disposant d’un nombre plusieurs fois supérieur de postes émetteurs ou récepteurs et sur près de deux cents opérateurs radio. … Néanmoins, le trafic « renseignement » triple presque en six mois. Réussite spectaculaire ! Pour les seuls services d’action, le nombre des télégrammes envoyés de France à Londres était en moyenne de 226 par mois au premier semestre 1943 ; il culminera avec 3 472 télégrammes reçus en juillet 1944. Si l’on y ajoute les télégrammes des réseaux de renseignements, le total de juillet 1944 s’élève à 5 255 télégrammes reçus par les seuls services français, soit 170 par jour. …

Quand s’engage la bataille de Normandie, les Allemands ne peuvent plus endiguer la montée du trafic.

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Jean-Pierre AZEMA – François BEDARIDA

1938-1948

LES ANNEES DE TOURMENTE

Dictionnaire critique

Édition Flammarion 1995

… Au cours de la guerre contre l’Allemagne, la source la plus importante de renseignement fut Ultra, le Sigint obtenu par décryptage des systèmes de chiffre ennemi de grande complexité. Pourtant des travaux antérieurs des Français et des Polonais, les chiffreurs anglais de Bletchley Park (dans le Buckinghamshire) réussirent à percer les principales versions du chiffre Enigma, jusqu’alors inviolé, utilisé par les forces armées du Reich : par la Luftwaffe dès mai 1940, par la Kriegsmarine à partir du printemps de 1941, par la Wehrmacht à partir du printemps de 1942. A compter de 1943, le Sigint le plus exploitable vint du décryptage des signaux radio allemands, fondés sur les impulsions du téléscripteur, par Colossus, le premier ordinateur électronique du monde. Au plus fort de la guerre, les services de Bletchley Park déchiffraient trois mille signaux allemands par jour, ainsi qu’un nombre important de communications italiennes et japonaises. Ces succès remarquables furent rendus possibles grâce aux institutions d’avant-guerre établies par un petit groupe de chiffreurs professionnels chichement subventionnés, grâce à un vaste recrutement effectué pour Bletchley Park, qui comprit une brillante génération de jeunes universitaires (professeurs et étudiants), et grâce à la direction inspirée de Winston Churchill.

… Au total, une des contributions majeures de la Résistance est d’avoir suscité un consensus moral, une sorte de bagage éthique, sur lequel l’humanité vit depuis 1945. Ce consensus est fait, d’une part, de vertus (l’honneur, le courage, la fraternité, le sacrifice), d’autre part, de valeurs (la liberté, la vérité, le droit, la justice, la paix) que tout le monde revendique également sous toutes les latitudes. A cet égard, la Résistance se situe dans la filiation de l’humanisme dont tout à la fois elle se réclame et constitue une nouvelle étape historique. A l’encontre des doctrines particularistes de la race et de l’Etat, elle exprime une vision universaliste, fondée sur une philosophie de la liberté et de la responsabilité personnelle de l’homme. Dans le sillage du mouvement des Lumières, mais cette fois en synergie entre les forces religieuses et les forces de la libre pensée, elle symbolise la foi en l’homme et la confiance en la nature humaine. C’est pourquoi, à travers le monde entier, son image continue de nourrir et de légitimer l’aspiration démocratique.

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